Acasă Educație - Învățământ Superior. Concours Grandes Ecoles (France) Charlie Hebdo: Remarques sur ce qui nous arrive… par Yannick Haenel

Charlie Hebdo: Remarques sur ce qui nous arrive… par Yannick Haenel

Après une semaine de suspension du procès, quelques remarques en forme de bilan provisoire.
 

François Boucq

Le procès est suspendu depuis une semaine, mais il n’est pas facile, et peut-être pas souhaitable, de penser à autre chose. Ces derniers jours, tandis que nous attendions des nouvelles du tribunal, et qu’on nous apprenait qu’un accusé, puis trois avaient contracté le virus du Covid et qu’il nous faudrait donc patienter le temps qu’ils guérissent, mais aussi qu’ils ne soient plus contagieux, nous avons essayé de nous reposer, de libérer notre esprit de la pesanteur d’un procès dont les enjeux cruciaux impliquent depuis le début notre engagement total.

Avons-nous bien réalisé ce qui s’est passé sous nos yeux : tandis que nous participions au procès des attentats de janvier 2015, les attentats reprenaient. Tandis que nous mettions toutes nos forces à interroger la violence et à lui donner une réponse pénale, c’est-à-dire une sanction qui la clôture, la violence renaissait sous sa forme la plus extrême, la plus abominable, la plus arbitraire.

Il y aurait de quoi désespérer, mais cette volonté très claire des islamistes de raturer ce procès et d’en contredire l’efficacité appelle, au contraire, de notre part une détermination plus aiguë à penser ce qui voudrait échapper à la pensée elle-même : l’obscurantisme n’a-t-il pas désigné l’objet même de sa phobie en coupant la tête à un enseignant ? Le cerveau, le savoir, la connaissance, la compréhension, la faculté d’expliquer, de faire entendre, de transmettre: voilà ce que l’islam radical redoute. En dévoyant ignoblement la nature même de la religion musulmane — qui est savante, intellectuelle et poétique —, une telle perversion de la foi s’imagine morale : mais il n’existe aucune morale dont les prémisses soient criminelles, on ne peut pas établir une éthique à partir du crime et, quoiqu’en disent les assoiffés de la pulsion de mort qui se cherchent des cautions, il n’existe pas de Dieu qui exige qu’on tue en son nom.

François Boucq

Bref, chaque procès déborde son propre objet, puisqu’il porte moins sur la personne des accusés que sur la décision de justice qui en accomplit la portée symbolique. La guerre qu’initie toute violence possède deux régimes de vérité : celle des morts qu’elle provoque et celle des symboles qu’elle engage. À la terreur islamiste qui frappe des gens qui enseignent et des gens qui prient, la justice française doit répondre avec un surcroît d’intellectualité et d’esprit. Ce procès qui, depuis deux, mois interroge la responsabilité tactique et stratégique d’une dizaine de personnes dans les attentats de janvier 2015, et dont le monde entier attend désormais le verdict, doit répondre à quelque chose qui, en un sens, le dépasse (car la justice ne juge que des hommes), mais que le temps de la délibération lui permettra de rejoindre : l’affirmation symbolique. Autrement dit, ce qui, à l’issue du procès, sortira de l’enceinte du tribunal, sera nécessairement politique, international, universel.

Ce sont de grands mots, sans doute, mais il arrive que les grands mots s’imposent. Je ne suis pas en train de dire que les attentats de Nice, de Conflans et de la rue Nicolas-Appert impliquent d’être plus sévères à l’égard des accusés, même s’il est vrai que la pression de telles tueries est contre-productive pour leur défense ; mais simplement qu’il n’existe pas de plan de réalité unique. Ce qui a lieu depuis le mois de septembre durant les journées d’audience de ce procès implique la recherche d’un sens ; et celui-ci est au moins double : il concerne l’examen des actes et pensées de chaque accusé (et ainsi remplit sa nature équitable d’explicitation des degrés d’innocence et de culpabilité) ; mais il relève également d’une prise de position, c’est-à-dire d’une généralité par laquelle la justice française, en qualifiant les actes criminels qu’elle combat, s’accomplit en tant que telle.

Cette double recherche du sens est ce qui fait d’une salle d’audience l’exact inverse d’une scène de crime : la justice ne peut procéder à sa propre effectuation qu’en requérant intelligence et compréhension. J’écris ces deux mots, intelligence et compréhension, pour faire écho aux attributs théologico-juridiques de Dieu que sont la miséricorde et la rigueur : ainsi faudrait-il souhaiter que la cour s’empare de ces polarités en usant pleinement de cette vertu pénale qu’est l’équilibre.

Il n’existe aucune morale dont les prémisses soient criminelles

François Boucq

Divers moments du procès, diverses images viennent se télescoper dans ma tête au moment de récapituler ces quarante-cinq jours et de se préparer en vue des dix derniers. D’abord les visages étonnés, enfantins, naïfs, de trois accusés lisant Charlie Hebdo pendant une interruption d’audience et riant de bon cœur. Ensuite, le nombre stupéfiant de femmes qui, venant témoigner, avoueront qu’elles sont des femmes battues, la mère d’Ali Riza Polat par exemple, ou l’ancienne compagne de Mohamed Farès. Une lumière, aussi, venant des femmes, lumière aimante, lumière d’espoir, la compagne de Miguel Martinez, pleine d’intelligence amoureuse, l’extraordinaire Sonia Majri, ex-épouse d’un dirigeant de l’État islamique, enjoignant depuis sa cellule Charlie Hebdo à ne rien lâcher, cette merveilleuse enquêtrice de la SDAT, si scrupuleuse qu’elle en tremble, qui nous raconte que Coulibaly et Polat aimaient aller ensemble à Bastille s’acheter des pommes d’amour, et que Polat retournera mystérieusement le 29 janvier, c’est-à-dire trois semaines après les attentats, s’en acheter une, comme en un pèlerinage solitaire.

En haut à gauche l’enquêtrice de police, en haut à droite la mère d’Ali Riza Polat, en bas à gauche la femme de Miguel Martinez, en bas à droite Sonia Majri. François Boucq

L’image, maintes fois rapportée à travers les témoignages, des frères Kouachi avachis sur leur canapé, jouant à la PlayStation. Et le soupçon que celle-ci, qu’on retrouve aussi dans l’appartement de Saïd Maklouf et dans les récits de nombreux accusés, relevait d’autre chose que d’un jeu, peut-être d’un moyen de communication clandestin et commode, chaque joueur pouvant se connecter sans qu’aucun message ne soit mémorisé. Une autre image, à la fois dérisoire et décisive, celle de Coulibaly et Polat déroulant leur tapis de prière au fond du garage crasseux de Karasular et priant là, au milieu des pneus et des excréments. Polat encore, disant à propos du 3 janvier 2015 lorsque Coulibaly se gare devant chez Pastor : « J’ai attendu dans la voiture en mangeant des Curly » (un détail comme celui-ci ne s’invente pas, comme on dit). L’arrivée à la barre de Chaineze H., la femme salafiste, voilée, que Pastor a répudiée, racontant avec dégoût une scène de prêche criminel qui eut lieu chez elle, déclarant que les Kouachi n’avaient pas « vengé le Prophète, mais souillé l’islam » et condamnant, dit-elle, leurs « atroceries ». Enfin, la prestation grand spectacle de Midrag A., un ancien co-détenu de Coulibaly fort en gueule, à qui Ramdani voulait vendre une Volvo et qui raconte, avec force gestes et véhémence parano, qu’on l’a interpellé en Slovénie façon cinéma : « On m’a fermé une autoroute, un hélicoptère est arrivé, avec un commando. » Je ne parlerai pas des survivants, dont les témoignages ne cessent de me poursuivre et, pour certains, de me nourrir : la substance de leurs paroles, l’intensité de leur émotion méritent mieux qu’un raccourci dans une liste.                    

Autre chose : je voudrais vous parler de la simultanéité du procès et du confinement. On a bien compris que le déroulement des audiences avait été percuté par la pandémie, du moins en a-t-on subi les conséquences. Trois accusés — et peut-être plus de trois à l’heure où j’écris — ont été infectés par le virus. La béance qu’opère une telle interruption dans le procès sera-t-elle bénéfique, et à qui ? Sans doute à tout le monde : après deux semaines d’interrogatoires des accusés, un peu de repos ne peut que faire du bien, tant les passions, à la suite d’Ali Riza Polat, s’étaient enflammées, tant les rapports entre les accusés, la cour et les avocats s’étaient exacerbés. Après tout, cette coupure peut convenir aussi bien à la défense, qui profitera du refroidissement des débats pour faire accepter la possibilité d’une clémence, qu’aux parties civiles, dont les plaidoiries ont été interrompues, et qui bénéficient d’un supplément de temps pour faire valoir leurs droits à être entendues.

Mais au-delà de ce contretemps, quelque chose qui touche à notre époque demande à se dire : qu’est-ce qui nous arrive ? Pour énoncer clairement notre condition actuelle : nous sommes confinés par un virus et nous sommes menacés par des terroristes.

Qu’est-ce qui ne cesse de revenir avec le Covid et avec les attentats ? Ce qui revient touche à nos existences, affecte nos formes de vie, nous expose à la mort. À travers le retour de ces deux calamités, le Covid et les attentats, c’est la maladie et la violence qui redoublent. En quelques mois, le monde s’est mis à redoubler de violence contre nous, et la viralité de celle-ci nous oblige à limiter notre liberté. Il suffit de se pencher quelques secondes sur les réseaux sociaux pour y voir défiler les appels incessants au massacre et constater combien, depuis l’assassinat de Samuel Paty, la demande de crime s’exponentialise : en faisant retour depuis le début du procès, les attentats sont devenus viraux, l’un appelant l’autre, chaque mise à mort encourageant l’accomplissement de la suivante, jusqu’à l’infection généralisée de la France par le crime.

Nous endurons ainsi simultanément deux virus. Ils ne sont bien sûr pas comparables : ni leur registre ni leur manifestation ne sauraient se confondre ; mais ils se mêlent actuellement dans notre vie au point de générer un effroi inédit et de susciter des procédures de protection hors du commun (le confinement, le contrôle policier).

Nous ne prenons plus le temps de percevoir les choses pour elles-mêmes

Si cette situation nous accable, elle nous accorde pourtant à la vérité même de ce qu’il en est d’être en vie : vivre, c’est être exposé à une violence fondamentale ; c’est être à la fois prisonnier de cette violence et chercher à en sortir. Est-elle, pour le dire comme Héraclite, « père et roi de toutes choses » ? Au contraire, elle ne gouverne rien, attaque tout principe, s’exerce arbitrairement. Et c’est précisément son arbitraire qui nous tyrannise : les actes terroristes et la contagion du Covid nous assaillent sans choisir leurs victimes.

Le monde dans lequel nous enveloppent ces deux formes de violence est celui de la viralité intégrée. Ça n’arrête plus, ça arrive de partout, ça se produit tout le temps. L’information nous est administrée comme la mort elle-même : avec une simultanéité incessante qui ne nous laisse aucun répit, qui ne nous octroie aucun abri. Nous sommes exposés (aux germes du Covid, au couteau du terroriste, ainsi qu’à l’information qui les rend possibles, à la menace qui leur donne existence).

Dans un monde structuré par la viralité, nous ne cessons de consommer des informations qui ne cessent elles-mêmes de se succéder ; dans ce monde, nous ne prenons plus le temps de percevoir les choses pour elles-mêmes ; dans ce monde, nous sommes tout le temps requis par ce qui vient, et cette absence d’interruption à la fois nous met en danger et suscite notre addiction : nous avons besoin désormais de cette adrénaline de l’instantanéité virale pour nous sentir vivants. Ainsi sommes-nous empoisonnés, ou au bord de l’être : nous avons atteint cette limite où nous consommons notre existence plus que nous ne la vivons. Où les virus sont en train de gagner. Où nous nous préoccupons plus de ne pas tomber malade que de jouir de la vie. Où les attentats commencent insensiblement à réduire nos territoires, nos sorties, nos désirs. Il est urgent de se reprendre. Il est temps que nous inventions un nouvel amour de vivre. Sortir de la violence consiste à couper court avec tous les flux, tous les virus. À retrouver ses esprits. À se réinventer une solitude de pensée qui soit irréductible, et qui ouvre sur une nouvelle communauté.

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